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Ra Oul leva lentement ses paupières, puis fit tourner ses yeux dans leurs orbites. Histoire de vérifier. Comme tous les marginaux, il craignait chaque matin de découvrir, en face de lui, les visages masqués d’une patrouille de cyber-samouraïs qui l’emmènerait au Centre de rééducation. Aujourd’hui plus encore que d’habitude, car aujourd’hui, il devait accomplir la mission la plus importante de sa vie.
Il fut rassuré cependant de retrouver dans son champ de vision, l’habituelle composition hétéroclite de tuyaux luisants qu’il devinait plus qu’il ne percevait vraiment dans la noirceur du réduit de maintenance qui lui servait de logement.
Il tendit sa main gauche vers un pod lumineux qu’il effleura. Une lueur douce éclaira immédiatement la pièce. Le pod diffusait à peine quelques lumens, mais c’était suffisant pour Ra Oul, habitué à l’obscurité.
Monsieur Oul se leva alors, ou plutôt, il se plaça de manière à occuper autant que possible la verticalité de l’espace. C’est ainsi, le corps plié en deux, qu’il fit sa toilette matinale. De ses mouvements lents mais assurés, trahissant une routine longuement acquise, il imbiba régulièrement une petite éponge de l’eau extraite d’un récipient métallique suspendu à sa taille. Il passait l’éponge sur son maigre corps de vieillard, puis l’écrasait dans sa main pour l’essorer.
Au bout de quelques minutes, satisfait de son travail, à peine sec, il enfila une combinaison qu’il avait soigneusement pliée la veille et posée sous sa tête en guise d’oreiller pendant la nuit. Il enfila par dessus un pantalon de soie ample ainsi qu’une veste assortie.
Ra Oul sortit enfin un peigne en corne de bœuf, peigne qu’il passa avec précaution dans ses cheveux. Il était fier de posséder encore, à son âge, une chevelure encore abondante, et une longue barbe blanche. Il était fier de pouvoir en prendre soin avec un objet qu’il n’aurait, n’en serait-ce par son occupation, aucune chance de posséder.
Il avait toujours vécu avec des objets anciens. Outre le peigne, l’éponge, la gourde avec laquelle il l’avait humectée, tous ces objets avaient disparu. Seuls, les plus riches et les antiquaires comme lui avaient la chance d’en faire la connaissance.
Il était temps de démarrer cette journée. Mais avant de sortir du cagibi, il lui fallait encore s’assurer qu’il était prêt à affronter le monde de dehors.
Il n’était pas étonnant qu’un homme comme lui, né bien avant la grande guerre civile, n’ait pas de puce cérébrale, les fameuses puces Arturo Grande, ou simplement AG, puces qui avaient permis de mettre fin à la guerre et que désormais la quasi-totalité de la population avait implantée dans le cerveau. Connectées via la moelle épinière, elles donnaient accès à toute sorte de fonctions : informer son propriétaire sur l’heure du jour, la météo, ses paramètres vitaux ou la distance au centre d’urgence le plus proche, jusqu’à la synchronisation et la vision panoptique. Toutes ces fonctions étaient rendues possibles via la connexion au grand réseau satellitaire qui reliait toutes les puces entre elles et avec l’Intelligence-mère, laquelle surveillait que tout ce petit monde fonctionne harmonieusement.
Monsieur Oul n’avait pas de puce AG. De ce fait, il ne pouvait pas actionner un ascenseur, ni même la moindre porte. Alors, pour pouvoir vivre parmi ses congénères, il avait acquis un appareil pirate qui, simulant les fonctions de base d’une puce, lui permettait de passer inaperçu et d’actionner portes et ascenseurs. C’était important dans une tour de mille étages que personne n’avait envie de gravir à pied.
Il sortit l’appareil de son sac et le passa autour du cou. Le collier se connecta immédiatement au réseau. Affublé de gyroscopes et de nombreux capteurs dont des nano-caméras, l’appareil détectait les mouvements de Ra Oul et, lorsque celui-ci claquait des doigts, le collier répondait immédiatement à sa demande, ouvrant telle ou telle porte qu’il désignait de l’autre main.
Enfin prêt, Monsieur Oul commanda justement l’ouverture de la porte du local de maintenance. Le puissant éclairage du corridor adjacent lui fit cligner des yeux. Il sortit rapidement, referma la porte et se redressa enfin de tout son long.
***
Ra Oul, 175 cm, avait toujours été le plus grand de sa classe à l’école. L’âge n’avait pas encore eu raison de cette particularité. Il dépassait encore souvent d’une bonne tête les personnes qu’il côtoyait. Devant lui, se tenaient déjà d’ailleurs Madame Longtzeu, qui tenait, elle, une bibliothèque de livres imprimés et Monsieur Tao, tenancier d’un bar spécialisé dans l’alcool de riz sous toutes ses formes. Il les salua d’un rapide sourire qu’ils lui renvoyèrent joyeusement.
- C’est aujourd’hui ? S’enquit Mme Longtzeu.
- Merci ! Oui, c’est aujourd’hui.
- Félicitations, Ra Oul.
- Le traque ? Enchérit Monsieur Tao.
- Un peu. Heureusement, L.E.A est là pour me rassurer.
- A ton service, Ra Oul. Que se passe-t-il aujourd’hui ?
C’était L.E.A.30 qui s’exprimait à travers son collier. Le sourire de Ra Oul s’élargit. Retrouver sa compagne de toujours était son plus grand bonheur. Même si ce n’était qu’une machine, d’une intelligence très limitée d’ailleurs. Aux standards de 2098, ses processeurs au silicium reposant dans un obscur sous-sol, bien que refroidis à l’azote liquide, ne pouvaient en rien rivaliser avec les ordinateurs quantiques qui, tournoyant à 100 km au-dessus de leurs têtes, contrôlaient le réseau AG.
Monsieur Oul, feignant de n’avoir pas entendu la question, avança dans le couloir affublé de ses compagnons, et rejoignit les ascenseurs les plus proches. Ils y retrouvèrent un groupe de jeunes gens, des techniciens semblait-il, aucun ne broncha à leur arrivée. Lorsque la cabine s’arrêta à leur niveau, ils s’avancèrent à l’intérieur comme des somnambules, certainement synchronisés avec un monde ludique virtuel.
Ra Oul commanda un arrêt au 500e. L’étage réservé au grand marché dans lequel se trouvait sa boutique et dans lequel il exerçait son métier. C’est à cet étage aussi que descendraient certainement les ingénieurs.
Lorsque son père était décédé à Pékin, il avait postulé pour une échoppe dans la nouvelle tour Xhang. Il se rappelait encore le long voyage à travers le désert brûlant, forcé à se cacher sous terre dès que le soleil se levait. Il ne savait pas alors que cette décision allait le mener, aujourd’hui, à effectuer une transaction qui devait conduire à changer le monde tel que l’humanité le connaissait depuis la fin de la guerre civile et surtout depuis la prise de pouvoir de l’Intelligence-mère.
Il avait en effet appris l’arrivée il y a seulement deux jours, de la fille de Tui et Fang Hua Ping, disparus lorsque la petite avait à peine huit ans. La petite pensait, comme tout le monde d’ailleurs, qu’ils étaient décédés dans un accident.
Mais Monsieur Oul savait qu’il n’en était rien. Il savait ce que cette décision avait coûté aux Ping. Il savait qu’ils n’avaient pas eu le choix. Et pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’être triste pour la petite. Elle ne méritait vraiment pas ce qu’elle avait enduré. Depuis la disparition de ses parents, elle était devenue la pupille de l’Intelligence-mère. Ses parents en connaissaient les conséquences. Le pire, c’était que cela faisait partie du plan : que la fille soit proche de l’Intelligence-mère, qu’elle en connaisse le plus possible, qu’elle soit prête à se battre contre tout ennemi, et même contre Elle !
Il allait la rencontrer aujourd’hui. Enfin, c’est ce qui était prévu, c’est ce qui avait été calculé avec précision par les mathématiciens Ravolutionnaire. Elle était arrivée l’avant-veille, elle avait pris possession de son appartement et ne commencerait ses fonctions que le lendemain. Elle ne pourrait pas échapper à la tentation de découvrir l’immense marché du 500e. Et elle tomberait forcément sur l’échoppe de Ra Oul, dont l’emplacement avait été calculé exactement dans ce but.
Il aimait passer ses journées dans cette boutique. En général, il était seul, ou pas tout à fait, car il passait la plupart de la journée à discuter avec L.E.A. Il avait appris à se méfier des hommes et la constance de la machine le rassurait. Elle ne trichait jamais, répondait franchement, du tac au tac.
Il aimait aussi passer du temps avec ses compères, tout autant marginaux que lui. Ainsi, les journées passaient, s’égrenant comme les perles d’un chapelet.
Mais aujourd’hui était une journée spéciale, comme chaque mois, l’arrivée des nouveaux employés de la tour était l’occasion de visites plus fréquentes que d’habitude. L’étage allait être bondé. Et c’était aussi aujourd’hui qu’il allait rencontrer la petite Ping.
Il l’a reconnu de loin. Elle ressemblait à s’y méprendre à sa mère. Elle flânait entre les échoppes, scrutant minutieusement leur contenu, mais sans jamais s’arrêter. Elle n’adressait pas la parole aux tenanciers qui la saluaient poliment. Ce que l’on aurait pu prendre pour de la suffisance, n’était en fait que le reflet d’une trop grande timidité.
- La voilà, fit-il à l’intention de L.E.A.
- Qui ça ?
- La fille, celle que je dois rencontrer aujourd’hui !
- Oui, bon… et qu’a-t-elle de si spécial ?
Ra Oul aimait se confier à L.E.A., mais il y avait tout de même des limites. Il ne pouvait pas lui raconter tout ce qu’il savait sur elle. Et encore moins ce qu’il connaissait au sujet de ses parents. Il se borna à répondre des banalités.
- Je t’en ai parlé, on m’avait prévenu que je rencontrerais aujourd’hui une fille qui me rappellerait quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps.
- Et alors, qu’attends-tu ? Va à sa rencontre. Parle-lui. Je ne vous comprends pas, vous, les humains. Toujours à faire des manières.
- Tu ne comprends pas, en effet. Cela ne doit pas se passer comme cela. C’est elle qui doit venir vers moi. Et je lui tendrai le poignard…
- Elle se dirige en effet par ici. Comment s’appelle-t-elle ?
- Je… je l’ignore.
- Alors, tu peux le lui demander.
- Bonjour maîtresse Ingénieure, fit Ra Oul à l’intention de la visiteuse qui était maintenant à l’entrée du magasin. Entre, je t’en prie.
La jeune femme s’exécuta, silencieuse, son regard passant d’un objet à l’autre. Elle se dirigea vers l’étale sur laquelle trônait divers objets du Japon médiéval.
- Ses armes sont magnifiques, fit-il voyant Lee prendre un sabre dans ses mains. Vous vous y connaissez?
- Un peu, répondit doucement Lee, faisant déjà un effort pour surmonter sa timidité.
- Alors, si je puis me permettre, celle-là va vous intéresser. Il lui tendit le poignard.
- Un Wakizashi !
Elle prit le petit poignard et le soupesa. Il avait l’air authentique. Elle était passionnée par les armes japonaises. Non seulement parce qu’elle en avait utilisées de nombreuses pendant ses entraînements à l’académie, mais aussi parce qu’elles lui rappelaient son père disparu. Celui-ci avait toute une collection de sabres suspendus religieusement au salon. Sabres qu’elle n’avait bien entendu jamais pu prendre dans ses mains, mais qu’elle voyait manier avec dextérité par son père devant ses fréquents invités ébahis.
Ra Oul regarda la jeune femme s’éloigner. Elle venait de lui acheter le sabre. Il n’avaient pas échangé plus de dix mots et pourtant, il savait qu’il venait de participer à l’Histoire.
Il sembla qu’il n’avait pas été le seul à comprendre qu’un événement spécial s’était déroulé. L.E.A.30 recommença à lui poser des questions auxquelles Monsieur Oul répondait aussi évasivement que possible. Il n’avait pas l’habitude de cacher des choses à la machine. Et elle s’en rendit compte. En effet, quelques minutes plus tard, la voix de l’Intelligence-mère, bien connue, remplaça celle de son amie électronique de longue date.
- Citoyen Ra Oul, vous êtes requis pour un interrogatoire immédiat. Un samouraï est en route. Veuillez rester où vous êtes.
Ra Oul savait que c’était grave, l’Intelligence-mère ne s’impliquait pas dans les affaires de routine. Cependant, il garda son calme et répondit.
- Je suis à votre disposition, Votre Mère. Je ne bouge pas.
- Bien. Alors je commencerai sans attendre inutilement notre agent.
- Comme il Vous plaira.
- Connaissez-vous la jeune femme qui vient de quitter votre établissement ?
Elle connaissait la petite, bien sûr. Mais Elle ne pouvait pas connaître les liens qui les unissaient, elle et lui. L.E.A. m’a trahi. C’est ce qui le chagrinait le plus. Lui qui avait confiance dans la froideur de ses raisonnements. Mais, elle aussi était connectée au Réseau, elle aussi devait obéir à l’Intelligence-mère.
- Non, Votre mère, je ne la connais pas. Je ne l’ai jamais vue avant aujourd’hui.
Il n’aurait peut-être pas dû ajouter cette dernière phrase. Car il l’avait effectivement déjà vue, lorsqu’elle avait quatre ans. Et ainsi, techniquement, il la connaissait.
- L’unité détecte une modification de votre rythme cardiaque. Je vous rappelle que mentir à un interrogatoire officiel peut vous coûter cher.
- Je vous le répète. Je ne connais pas cette femme.
- Soit. Pourtant, L’unité Électronique Accompagnante m’a informée que vous attendiez sa venue.
- J’espérais en effet que, parmi les nouveaux arrivants dans la tour, quelques-uns s’intéresseraient à mes babioles.
- C’est tout ? Vous avez parlé d’un nouveau jour pour l’humanité !
- Oh, je suis désolé, Votre mère, j’ai dû exagérer. J’ai juste fait une bonne affaire. C’est un grand jour pour moi. Je pourrai manger à ma faim pour le reste de la semaine.
- Vous savez que votre manière de vivre n’est que tolérée. Voici le samouraï, il vous transmettra un ordre formel. Vous vous rendrez demain au Centre de rééducation. Nous vous offrirons une puce AG de dernière génération et un travail qui vous nourrira à votre faim.
- Mais,…
- Il n’y a pas d’autres solutions. Et d’ailleurs, je vais désactiver votre unité L.E.A. immédiatement. Comme vous avez pu le constater, elle n’est pas très utile.
Et à ces mots, Ra Oul sentit son collier chauffer. Il le retira juste à temps pour le voir se consumer entièrement.
Il cru entendre un dernier souffle émanant de l’anneau :
- Je suis désolé, Ra Ouuuul.
Décidément, cette journée marquait bien la fin d’une époque. Il ne pouvait qu’espérer qu’elle constituait réellement le début d’une ère nouvelle.
- Pourvu que la petite s’intéresse à ce fichu couteau.
Il décida de quitter le marché sous le regard du samouraï, transmis un rapide sourire complice à Mme Langzeu et à M. Tao au passage. Il tenait le papier du samouraï à la main.
Bien sûr, il ne se rendrait jamais au Centre de rééducation.
Pendant ce temps, Lee Ping, prenait l’ascenseur pour descendre à son appartement. Elle activa sa puce AG pour revivre l’expérience de la dernière œuvre musicale de son groupe préféré. L’orpheline apprendra bientôt qu’elle ne l’est pas, que ce qu’elle croyait savoir n’était que mensonges et dissimulations. Elle partira à la recherche de ses parents à travers le monde, poursuivie par les cyber-samouraïs envoyés par l’Intelligence-mère.
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*** Christian Xavier (c) 2023
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