Lee Ping se réveilla avec l’impression d’émerger d’une longue apnée, reprenant lentement conscience de son environnement : la banquette matelassée, la lumière tamisée, le silence artificiel rompu par un sifflement étouffé à peine perceptible en arrière-plan. Le train qui les menait, elle et la petite Ma Ka, les deux fugitives, de la tour Xang vers la mégapole côtière de Canton, flottait à pleine vitesse dans le tube sous vide, à quelques millimètres des rails qui le maintenaient en sustentation et le propulsaient en avant, sans qu’aucune partie mobile, sans qu’aucune friction, ne viennent perturber son avancée. Celui qui avait inventé la roue, pensa Lee, avait dû se dire qu’il serait bien malaisé de faire mieux. Il fallut attendre deux mille ans pour qu’elle soit remplacée par le néant, du simple vide, entre les deux pôles d’un champ magnétique.
Le trajet de plus de 1400 km, se rappelait-elle, ne devait pas durer plus de deux heures. Elle se demanda combien de temps elle avait dormi, et la réponse apparut instantanément dans son champ visuel sous la forme du tableau de bord familier présentant l’ensemble de ses signes vitaux. Les couleurs énergiques qu’elle avait prit le soin de sélectionner pour sa personnalité originelle étaient désormais remplacées par les tonalités militaires choisies par défaut pour le cybersamouraï qu’elle était censée être. La destination était encore à trente-huit minutes.
Lee avait encore à l’esprit le souvenir de son dernier combat, il y a quelques heures à peine, dans les sous-sols de la tour, l’évasion des prisonniers et son départ, sous le couvert d’une nouvelle personnalité qu’elle avait été la première à être surprise de posséder. Lee en profita pour explorer ce qui constituait désormais sa nouvelle psyché, ou meta-psyché, construite sur la base de sa perception directe du monde et de celle, surimposée du metavers dans lequel elle évoluait depuis toute petite, meta-psyché à laquelle s’était ajoutée celle nouvellement découverte lorsque l’Intelligence-mère avait tenté d’annihiler la première. Lee la petite fille orpheline naïve, Lee la talentueuse bio-ingénieure et Lee la cybersamouraï rebelle ne faisaient désormais qu’une. Cette dernière partie d’elle-même, encore insondée, s’était avérée capable de prouesses presque magiques. Qui suis-je vraiment ? Qui sommes-nous ? Qui êtes-vous ?
Les passagers qui partageaient, avec elle, la rame du train rapide somnolaient également, ce qui l’autorisa à les dévisager l’un après l’autre sans trop se faire remarquer. Juste en face d’elle, par exemple, une jeune femme, la tête reposée sur le côté de l’appuie-tête, paraissait assoupie. Elle avait pourtant les yeux ouverts et semblait la regarder fixement. Pourtant, le calme exprimé par l’ensemble de son visage montrait qu’elle était ailleurs. Tout le monde reconnaissait cette expression, celle d’un citoyen dont l’attention était complètement tournée vers un des mondes virtuels générés par le Réseau, le regard distant, l’œil vide, mais le cerveau en ébullition, l’âme vivant mille aventures dans une vie sans corps, échappant ainsi, comme des millions de ses concitoyens à l’horreur d’un monde détruit. Connectée au Réseau par la puce neuropsychique inventée en 2050 par le célèbre Arturo Grande, l’humanité avait, dans la fuite, pu survivre au traumatisme de la guerre civile totale et à l’anéantissement de l’environnement naturel et de 80 % de la population.
Lee contempla plus intensément la jeune femme. Elle portait une robe ample semi-transparente dont les accents pastel fluorescents reflétaient la lumière avec une certaine douceur, dénotant un intérêt marqué de la propriétaire pour les choses de goût. Lee se demanda ce qu’elle avait pu lui coûter. Elle envoya l’image de la robe dans la grande bibliothèque virtuelle qui lui renvoya rapidement les informations du fournisseur. C’est bien ce que je pensais. Une robe Charnelle. Même Lee, l’ingénieure, même Lee la fillette, même Lee la cybersamouraï connaissait cette marque, une des plus en vogue du moment. L’habit ne fait pas le moine. Accédant mentalement aux paramètres contrôlant sa perception, Lee effaça la surimpression renvoyée par le Réseau pour laisser apparaître l’apparence physique réelle de la jeune femme.
En face d’elle, la jeune femme, les yeux toujours ouverts, fixant le vide droit devant, était vêtue d’une combinaison lui collant au corps et dont la seule fonction était de le protéger du froid, du chaud et de toutes les agressions du monde réel. C’est moins glam, se dit Lee. Et pourtant, tu es plus belle que jamais. Qui es-tu ?
À côté d’elle, Ma Ka dormait également. Hors du monde, la petite n’avait pas de puce implantée derrière l’oreille. Elle restait ainsi pratiquement invisible aux citoyens du Quadrant et entièrement aux capteurs de l’Intelligence-mère, tous deux connectés au Réseau qui leur renvoyait une image tronquée de la réalité, truquée, dans laquelle le monde virtuel et le monde réel se mélangeaient.
C’est un important effort que Lee dû déployer pour dévisager également la petite qui avait surgi dans sa vie, il y avait à peine quelques heures et avec laquelle, elle était désormais embarquée pour un voyage vers l’inconnu. Ma Ka avait huit ans, en tous les cas, c’est ce qu’elle prétendait. Son visage renvoyait pourtant un certain flou. Pas seulement parce qu’elle était invisible au metavers, mais aussi parce que la douceur des traits de l’enfance cohabitait avec une dureté contradictoire probablement héritée des difficultés déjà rencontrées dans sa courte existence, dureté qui lui donnait un air plus âgé. Ses cheveux noirs étaient coupés à mi-hauteur, à la hâte. On avait paré au plus pressé. Lee avait pu trouver une combinaison dans la garnison. Elle lui donnait désormais une certaine prestance et renvoyait d’elle en tous les cas une image plus rassurante que les haillons qu’elle portait lors de leur première rencontre. Mais, de nouveau, qui donc parmi les citoyens hyperconnectés se souciait réellement de son apparence réelle.
Dans son sommeil, la petite sourit et Lee ne put s’empêcher de le lui rendre, ce sourire, se plaisant à imaginer que l’expression était rare sur son visage. Elle espérait pouvoir offrir à la petite une vie meilleure, une vie dans laquelle elle pourrait épanouir sa personnalité d’enfant. Lee se souvint alors de son enfance. Jusqu’à huit ans, ma vie avait été, pour moi, un véritable rêve. Le cauchemar n’avait commencé qu’après la disparition des parents.