En file indienne. Je gambergeais depuis un moment sur cette expression. Je pensais à son origine intimement liée au sentiment antithétique, empreint de fascination et de crainte, qu’exerce sur nous le mode de vie d’un peuple exotique. Nous descendions alors lentement les pentes de la montagne, entre les pins, les chênes verts et les buissons d’arbousier, nous frayant un chemin à coups de sabre laser dans ce que nous espérions être le silence le plus total.
Nous marchions ainsi depuis plus de quatre heures. La forêt nous protégeait à peine des rayons brûlants du soleil. Sans nos combinaisons spécialement conçues pour les déplacements à la surface, nous n’aurions pu cheminer si longtemps en plein jour.
En file indienne, cette formation était optimale pour limiter l’empreinte inévitablement laissée par notre passage.
Par cette chaleur, nous ne risquions pas de croiser des Alphaïens, moins bien équipés que nous. Pourtant, en amont, à droite et à gauche, des éclaireurs, plus discrets encore, s’assuraient que nous ne rencontrerions personne sur notre route. Pour passer le temps, je scrutais parfois le ciel, à la recherche de cet essaim d’abeilles synthétiques qui, je le savais, fouillaient la forêt à l’aide de capteurs infrarouges et de caméra hypersensibles. Ces minuscules drones nous alerteraient à la moindre détection d’un danger quelconque sur plus de 10 km aux alentours.
Pendant que nous marchions ainsi, l’esprit de toute la troupe restait synchronisé, ce que chacun de nous percevait du monde était immédiatement retransmis aux autres grâce à nos puces AG directement implantées dans nos cerveaux. Cette expérience panoptique nous transformait en une sorte de myriapode, dont chaque membre pouvait réagir à l’unisson en cas de nécessité.
Nous étions donc en sécurité, et pourtant, nous restions à l’affût du moindre bruit, du moindre signe annonciateur d’une éventuelle rencontre. Même si, dans cette rare éventualité, notre supériorité technologique et nos entraînements intensifs au combat ne laisseraient aucune chance à un hypothétique adversaire, nous avions décidé d’éviter toute confrontation, préférant la discrétion à l’affrontement.
Devant moi, dans cette longue file que nous formions, je pouvais à loisir contempler la taille fine et la démarche souple d’Akira. Dans son armure noire, elle évoquait en moi la dangerosité d’une panthère, ce félin mythique qui arpentait les jungles d’autrefois. Épousant sa structure dorsale, l’habit laissait deviner une musculature puissante dont j’avais déjà pu goûter les effets au combat. Ses cheveux, bouclés, d’un blond crème, contredisaient la métaphore féline, mais la rendait encore plus dangereuse à mes yeux.
Comme si elle lisait dans mes pensées – ce qui, je le précise pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de tester les puces AG n’est pas possible – Akira s’exclama soudain.
– Raoul, tu pourrais être plus discret et arrêter de mater mes fesses !
Alors que le reste des compagnons pouffait de rires étouffés, Akira s’enveloppa dans une bulle de brouillard virtuelle générée par sa puce AG, puce qui interagit instantanément avec les nôtres, créant immédiatement l’illusion d’un réel nuage.
– Akira, lança notre chef de groupe, le tribun Youssef, qui restait sérieux en toute occasion. Tu sais que ce déguisement virtuel n’aura aucun effet sur d’éventuels espions alphaïens. Tu devrais peut-être penser à économiser ton énergie. Nous ne sommes plus très loin du Tunnel d’accord, mais on ne sait jamais.
– Oui, tribun Youssef, répondit Akira à contrecœur, désactivant le brouillard. Centurion Raoul, regarde ailleurs, sinon tu auras affaire à moi quand nous serons arrivés.
Alors que nous traversions une clairière, la plaine en contre-bas se découvrit devant nous, les pentes que nous descendions maintenant nous mèneraient bientôt vers ces collines douces se terminant au bord du lac, juste avant la barrière noire des Alpes que nous percevions dans le fond. A cette heure-ci, le soleil avait déjà entamé son déclin et de ses rayons émanait désormais une douceur bienvenue. Mais la chaleur qu’il avait généreusement distribuée dans la plaine tout au long de la journée émettait encore cette vibration caractéristique de l’air surchauffé. Le maquis qui s’étendait entre nous et le lac n’était en réalité qu’une dangereuse poudrière qui pouvait s’embraser à la moindre étincelle.
Nous avions appris à vivre avec ce danger depuis des décennies, réduisant, voire abolissant complètement l’usage de feux ouverts. Les habitants de la région, dont on devinait, çà et là, les villages, contrôlaient minutieusement l’usage de leurs foyers. Ainsi, rares étaient les colonnes de fumée qui trahissaient la présence d’habitations alphaïennes.
Pour notre part, nous utilisions des sabres laser à froid et notre technologie ne nous obligeait pas à utiliser le feu pour cuire notre nourriture. Cependant, nous avions tous appris à le maîtriser par des moyens naturels. Depuis les longues heures passées à apprendre la formation d’une flammèche en faisant s’entrechoquer des pierres de silex, jusqu’à son extinction avec du sable.
En effet, malgré toutes les précautions prises, la plaine était régulièrement parsemée d’incendies ravageurs. Heureusement, la maîtrise des contre-feux dont faisaient preuve les Alphaïens avait permis de conserver la plus grande partie de la végétation qui la recouvrait.
– Ça me fait toujours le même effet, fit Akira sans se retourner alors que les arbres, la clairière passée, masquaient à nouveau le paysage.
– Je ne me m’étais pas rendu compte que nous regardions tous dans la même direction. Fis-je en retour, sortant de mes rêveries.
– C’est impossible de rester indifférent, répondit-elle. Nous serons bientôt enfermés en sous-sol. Cette vue est la démonstration qu’une vie hors des murs de notre forteresse est possible, que le monde est infini et non limité aux enceintes de la Cité Olympique.
– C’est vrai, nous arrivons bientôt au Tunnel et, déjà, la marche dans cette forêt me manque.
A ce moment-là, le chef ordonna une pause.
– Nous nous arrêtons ici et attendrons la tombée de la nuit pour parcourir les derniers mètres jusqu’au Tunnel.
– Mais tribun Youssef, demanda Peter, l’une des plus jeunes recrues, n’y aura-t-il pas plus de risques de faire des rencontres. Ils commenceront à sortir dès que la température sera acceptable.
– C’est vrai Peter. Mais l’emplacement du Tunnel ne se trouve pas sur un chemin fréquenté et, si nous descendons la montagne maintenant, un guetteur à l’œil aiguisé pourrait apercevoir notre colonne et donner l’alerte. Je ne veux pas prendre ce risque. Vous avez une demi-heure.
Akira, se détacha simultanément de la synchro-nisation et de la file. Elle partit d’un pas rapide vers les hauteurs. En s’éloignant, elle se retourna rapidement vers moi. A son expression, peut-être parce que le côté droit de ses minces lèvres était un peu plus haut que l’autre, ou parce que ses sourcils étaient remontés, ou je ne sais pas par quel autre signe imperceptible, je devinai qu’elle voulait que je la suive. Ou était-ce simplement mon propre désir qui avait voulu me le faire croire ?
Toujours est-il que c’est ce que je fis après quelques minutes, encore mal à l’aise par rapport à notre relation. Je savais qu’il fallait qu’elle reste secrète, même si je n’avais qu’une envie, celle d’annoncer avec fierté que la plus belle femme de la troupe était tombée amoureuse de moi.
L’ayant perdu de vue, je remontai la pente quand, soudain, alors que je traversais un petit groupe d’églantiers, je sentis mes genoux vaciller. Akira m’avait assené un coup dans le poplité, elle m’attrapa d’une main sur le torse et de l’autre par l’épaule et me jeta à terre. En quelques secondes, elle m’avait immobilisé au sol, mordant la poussière, et me tenait fièrement immobile d’une clé de coude waki-gatame. J’avais juste eu le temps de m’apercevoir qu’elle était entièrement nue. Sa peau, de la couleur du lait, offrait un magnifique terrain de jeu aux derniers rayons du soleil. Ils en profitaient impunément.
Elle éclata de rire et me libéra en m’ordonnant :
– Aller, dépêche-toi, enlève ta combi, nous n’avons pas toute la journée.
Pendant que, un peu gauche, je m’essayais à retirer aussi rapidement que possible mes vêtements de combat, elle tournait autour de moi, me volant des baisers dans le cou, sur les épaules et, dès qu’elle en avait l’occasion, sur les lèvres.
Pendant que je me déshabillais, je pensais aux risques que nous encourions si nous étions surpris. Non seulement, en quittant notre armure, nous devenions vulnérables et pouvions mettre en danger toute la troupe, mais également, nous le savions, notre amour, tant qu’il ne serait pas officiel, restait totalement illicite. Depuis des décennies, les Olympiens, soucieux de limiter leur nombre, avaient mis en place un système de contrôle des naissances très strict qui passait, en particulier, par une interdiction formelle de s’accoupler hors des limites d’une relation officielle. Ce que nous nous apprêtions justement à faire.
Enfin nus, nous nous enlaçâmes et profitâmes d’autant de manières que possibles des minutes qui restaient de la pause. L’intensité de nos ébats fut proportionnelle aux punitions que nous risquions.