En file indienne. Je gambergeais depuis un moment sur cette expression. Je pensais à son origine intimement liée à ce sentiment antithétique, empreint de fascination et de crainte, qu’exerce sur nous le mode de vie d’un peuple exotique. Dans cette formation, nous descendions les pentes de la montagne, un pas après l’autre, entre les pins, les chênes verts et les buissons d’arbousiers. Nous frayions un sentier à coups de jets de laser que nos épées projetaient, sectionnant impitoyablement ronces et troncs. Tout ceci dans ce que nous espérions être le silence le plus total.

Nous marchions ainsi depuis plus de quatre heures. La forêt nous protégeait à peine des rayons brûlants du soleil. Sans nos combinaisons spécialement conçues pour les déplacements à la surface, nous n’aurions pu cheminer si longtemps en plein jour.

J’aimais cette sensation. Dans cette lente marche muette, je pouvais physiquement ressentir la cohésion du groupe. J’avais toujours recherché cette intime proximité, à l’extrême opposé de l’isolement et du sentiment de différence qui avait pétri mon enfance.

Tout avait commencé par ce prénom ridicule : Raoul. Pourquoi est-ce que mes parents ne m’avaient pas baptisé d’après l’un de ces héros qui ont fait la fierté de notre espèce ? Musashi. Ce nom de samouraï qu’avait reçu mon meilleur ami d’enfance. Ou comme mon amie Aïcha, nommée d’après la célèbre épouse du prophète Mahomet. Non, il avait fallu que je m’appelle Raoul et que, en outre, mon corps pataud refusa tout effort trop important. Je me retrouvais dernier dans toutes les compétitions sportives.

Mon seul atout se logeait entre mes deux oreilles. J’étais malin et, au contraire du sort que les joutes sportives me réservaient d’habitude, je dépassais largement mes camarades dès qu’il était question de faire appel à mon cerveau. Ce qui aurait pu constituer une raison de plus de m’exclure du groupe s’était finalement avéré la clé de mon intégration. Je redoublais d’efforts pour me rendre utile et, discrètement, j’aidais mes camarades à améliorer leurs résultats. Si bien que j’étais tout de même devenu une sorte de héros. À leurs yeux du moins. Malgré mon prénom ridicule.

J’avais découvert, bien plus tard, que celui-ci avait son origine dans un ancien prénom des peuplades germaniques, Radwulf, constitué des mots « conseil » et « loup ». J’ai toujours été fier d’être admiré pour mes idées, mais je me demandais encore quels étaient les traits du carnivore dont j’avais hérité.

En file indienne, cette formation était optimale pour limiter l’empreinte inévitablement laissée par notre passage.

Par cette chaleur, nous ne risquions pas de croiser des Alphaïens, moins bien équipés que nous. Pourtant, en amont, à droite et à gauche, des éclaireurs, plus discrets encore, s’assuraient que nous ne rencontrerions personne sur notre route. Pour passer le temps, je scrutais parfois le ciel, à la recherche de cet essaim d’abeilles synthétiques qui, je le savais, fouillaient la forêt à l’aide de capteurs infrarouges et de caméra hypersensibles. Ces minuscules drones nous alerteraient à la moindre détection d’un danger quelconque sur plus de 10 km aux alentours.

Pendant que nous marchions ainsi, l’esprit de toute la troupe restait synchronisé, ce que chacun de nous percevait du monde était immédiatement retransmis aux autres grâce à nos puces AG directement implantées dans nos cerveaux. Cette expérience panoptique nous transformait en une sorte de myriapode, dont chaque membre pouvait réagir à l’unisson en cas de nécessité.

Nous étions donc en sécurité, et pourtant, nous restions à l’affût du moindre bruit, du moindre signe annonciateur d’une éventuelle rencontre. Même si, dans cette rare éventualité, notre supériorité technologique et nos entraînements intensifs au combat ne laissaient aucune chance à un hypothétique adversaire, nous avions décidé d’éviter toute confrontation, préférant la discrétion à l’affrontement.

Devant moi, dans cette longue file que nous formions, je pouvais à loisir contempler la taille fine et la démarche souple d’Akira. Dans son armure noire, elle évoquait en moi la dangerosité d’une panthère, ce félin mythique qui arpentait les jungles d’autrefois. Épousant sa structure dorsale, l’habit laissait deviner une musculature puissante dont j’avais déjà pu goûter les effets au combat. Ses cheveux, bouclés, d’un blond crème, contredisaient la métaphore féline, mais la rendait encore plus dangereuse à mes yeux.

Comme si elle lisait dans mes pensées, Akira s’exclama soudain.

— Raoul, tu pourrais être plus discret et arrêter de mater mes fesses !

Alors que le reste des compagnons pouffait de rire étouffé, Akira s’enveloppa dans une bulle de brouillard virtuelle générée par sa puce AG, puce qui interagissant instantanément avec les nôtres, créa immédiatement l’illusion d’un réel nuage.

— Akira, lança notre chef de groupe, le tribun Youssef, qui restait sérieux en toute occasion. Tu sais que ce déguisement virtuel n’aura aucun effet sur d’éventuels espions alphaïens. Tu devrais peut-être penser à économiser ton énergie. Nous ne sommes plus très loin du Tunnel d’accord, mais on ne sait jamais.

— Oui, tribun Youssef, répondit Akira à contrecœur, désactivant le brouillard. Centurion Raoul regarde ailleurs ! Sinon, tu auras affaire à moi quand nous serons arrivés.

Elle n’eut pas à insister. En effet, alors que nous traversions une clairière, la plaine en contrebas se découvrit devant nous, les pentes que nous descendions maintenant nous mèneraient bientôt vers ces collines douces se terminant au bord du lac, juste avant la barrière noire des Alpes que nous percevions dans le fond. À cette heure-ci, le soleil avait déjà entamé son déclin et de ses rayons émanait désormais une douceur presque bienvenue. Mais la chaleur qu’il avait généreusement distribuée dans la plaine tout au long de la journée émettait encore cette vibration caractéristique de l’air surchauffé. Le maquis qui s’étendait entre nous et le lac n’était en réalité qu’une dangereuse poudrière qui pouvait s’embraser à la moindre étincelle.

Nous avions appris à vivre avec ce danger depuis des décennies, réduisant, voire abolissant l’usage de feux ouverts. Les habitants de la région, dont on devinait, çà et là, les villages, contrôlaient minutieusement l’usage de leurs foyers. Ainsi, rares étaient les colonnes de fumée qui trahissaient la présence d’habitations alphaïennes.

Pour notre part, nous utilisions des épées laser à froid et notre technologie ne nous obligeait pas à utiliser le feu pour cuire notre nourriture. Cependant, nous avions tous appris à le maîtriser par des moyens naturels. Depuis les longues heures passées à apprendre la formation d’une flammèche en faisant s’entrechoquer des pierres de silex, jusqu’à son extinction avec du sable.

En effet, malgré toutes les précautions prises, la plaine était régulièrement parsemée d’incendies ravageurs. Heureusement, la maîtrise des contre-feux dont faisaient preuve les Alphaïens avait permis de conserver la plus grande partie de la végétation qui la recouvrait.

— Ça me fait toujours le même effet, fit Akira sans se retourner alors que les arbres, la clairière passée, masquaient à nouveau le paysage.

— Je ne m’étais pas rendu compte que nous regardions tous dans la même direction, fis-je en retour, sortant de mes rêveries.

— C’est impossible de rester indifférent, répondit-elle. Nous serons bientôt enfermés en sous-sol. Cette vue est la démonstration qu’une vie hors des murs de notre forteresse est possible, que le monde est infini et non limité aux enceintes de la Cité olympique.

— C’est vrai, nous arrivons bientôt au Tunnel et, déjà, la marche dans cette forêt me manque.